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Avec l’arrivée du major Metcalf, Monkswell Manor s’installa véritablement dans le train-train d’une entreprise en pleine activité. Le major n’était ni terrifiant comme Mrs Boyle ni fantasque comme Christopher Wren. C’était un quinquagénaire fort vert ma foi, tiré à quatre épingles comme seul peut l’être un ancien militaire et qui avait effectué la majeure partie de sa carrière aux Indes. Il parut se satisfaire de sa chambre ainsi que de son ameublement, et, si Mrs Boyle et lui ne se découvrirent aucun ami commun, du moins avait-il croisé de lointains cousins d’amis à elle – « la branche du Yorkshire » – lorsqu’il était en poste à Poona. Quant à ses bagages – deux lourdes valises en peau de porc –, ils surent apaiser jusqu’à la méfiance de Giles le soupçonneux.

Au vrai, Molly et Giles n’avaient plus guère le temps de se poser des questions sur leurs hôtes. Et ils n’avaient pas été trop de deux pour que le dîner soit préparé, servi, mangé et que la vaisselle soit faite dans les règles. Le major Metcalf les avait, pour conclure, complimentés sur leur café, et les deux époux étaient montés se coucher, exténués mais fous de joie… pour être réveillés sur le coup de 2 heures du matin par une sonnette qui n’en finissait pas de carillonner.

— Crénom de Dieu ! fulmina Giles. C’est la grand-porte. Qu’est-ce que ça peut bien… ?

— Vas-y voir, marmonna Molly. Grouille-toi.

Avec un regard furibond à l’adresse de sa douce moitié, Giles enfila sa robe de chambre et dévala les escaliers. Molly entendit le grincement des verrous qu’il tirait puis un murmure de voix dans le hall. Poussée par la curiosité, elle ne tarda pas à se glisser hors de son lit et à s’en aller épier, du haut de l’escalier, ce qui se passait au rez-de-chaussée. Giles aidait présentement un barbu, qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, à ôter son pardessus couvert de neige. Des bribes de conversation lui parvinrent :

— Brrr ! faisait une voix aux sonorités indubitablement étrangères. J’ai les doigts tellement gelés que je ne les sens plus ! Quant à mes pieds…

S’ensuivit un vigoureux battement de semelles.

— Entrez donc là-dedans.

Giles venait de faire voler la porte de la bibliothèque sur ses gonds :

— Il y fait chaud. Vous avez intérêt à attendre ici que je vous aie préparé une chambre.

— J’ai vraiment une chance inouïe et mon accablement se mue en joie ! se répandait en remerciements outranciers l’inconnu.

Scrutant le hall du rez-de-chaussée entre les barreaux de la rampe, Molly vit un homme d’un certain âge, au visage orné d’une courte barbe noire et affublé de sourcils méphistophéliques. Un homme qui, en dépit de ses tempes grises, gardait un air primesautier et une démarche bondissante.

Giles referma sur lui la porte de la bibliothèque et gravit l’escalier quatre à quatre. Molly adopta précipitamment une posture plus digne.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-elle.

Giles affichait un grand sourire :

— Un pensionnaire de plus pour la pension de famille ! Sa voiture s’est retournée dans une congère. Il a réussi à s’en extirper sans bobo et il cherchait tant bien que mal à se repérer – il souffle un blizzard à ne pas voir le bout de son nez, écoute-moi un peu ça ! – quand il est tombé sur notre pancarte.

— Tu crois que c’est… quelqu’un de fiable ?

— Chérie, ce n’est pas le genre de nuit que choisirait un cambrioleur pour faire sa tournée des popotes !

— C’est un étranger, non ?

— Si. Il s’appelle Paravicini. J’ai pu constater que sa mallette… – je pense entre nous qu’il a fait exprès de l’entrebâiller pour que je puisse me rincer l’œil – est bourrée de billets de banque. Quelle chambre allons-nous lui donner ?

— La chambre verte. Elle est fin prête. Nous n’avons que le lit à faire.

— J’imagine qu’il va falloir que je lui prête un pyjama. Toutes ses affaires sont restées dans sa voiture. Il m’a dit qu’il avait dû s’extraire par la vitre.

Molly sortit draps, taies d’oreillers et serviettes.

Tandis qu’ils se dépêchaient de faire le lit, Giles lui confia :

— Ça tombe de plus en plus dru. Nous allons être bloqués par la neige, Molly, complètement coupés du reste du monde ! Dans un sens, c’est assez fascinant, non ?

— Je ne sais pas trop, répondit Molly, dubitative. Tu crois que je suis capable de faire du pain au bicarbonate, Giles ?

— Évidemment ! Tu sais tout faire ! décréta son mari dans un bel élan de loyalisme.

— Mais du pain, je n’ai jamais essayé. Le pain, c’est un truc auquel on ne pense jamais. Le pain, ça va de soi : frais ou rassis, on va le chercher chez le boulanger – ou bien c’est lui qui vous l’apporte. Seulement, si nous sommes bloqués par la neige, il n’y aura pas de boulanger.

— Non plus que de boucher ou de facteur. Pas de journaux. Et probablement pas de téléphone.

— Juste la radio pour nous dire ce qu’il faut faire et ne pas faire.

— Encore une veine que nous ayons les moyens de produire nous-mêmes notre électricité !

— Tu ne feras quand même pas mal de vérifier demain matin que la dynamo démarre correctement. Et il va falloir veiller à ce que la chaudière soit toujours pleine jusqu’à la gueule.

— J’imagine que notre prochaine ration de charbon n’est pas près d’arriver. Parce que le tas rapetisse à vue d’œil.

— Oh, quelle poisse ! Giles, j’ai l’impression que nous allons vivre un enfer ! Redescends vite chercher Mr Para… quelle que soit la façon dont il s’appelle. Moi, je retourne me coucher.

L’aube du lendemain matin confirma les noirs pressentiments de Giles. Il y avait déjà plus d’un mètre cinquante de neige accumulée contre les portes et les fenêtres. Et elle continuait de tomber. L’univers tout entier était blanc, silencieux… et de cette blancheur et de ce silence même émanait comme une subtile menace.